« J’appartiens
à un pays vertigineux
où la loterie est une part essentielle du réel »
J.L. Borges, Fictions, 1991, p. 62.
« Le
jeu structure la vie de pas mal de gens en Haïti. C’est une réalité qui occupe
les gens, un phénomène majeur, générationnel » explique le
philosophe Bérard Cénatus, directeur de l’École normale supérieure de
Port-au-Prince. Ici, jouer relèverait d’autre chose que de l’amusement :
d’une forme de nécessité.
S’il
existe depuis longtemps une littérature sur les jeux en sociologie et en
anthropologie à la fois du côté de la pratique culturelle (Huizinga,
1951 ; Caillois, 1967 ; Parlebas, 2003) et du rapport au risque
(Reith, 2009), en géographie, les études sur les jeux se sont développées ces
dernières années sur le thème des jeux vidéo (Ter Minassian, Rufat, 2008) ou encore
des jeux de plateau et des jeux institutionnels (Borzakian, 2009 ;
2010). Mais, à ce jour, il semble que peu d’études portent spécifiquement sur
les rapports entre géographie et jeux d’argent. Lorsque de l’argent est misé,
la possibilité du gain vient se mêler au plaisir du jeu et implique parfois des
sommes telles que la pratique ludique devient un secteur d’activité économique
à part entière. Ce secteur est organisé différemment selon les pays considérés,
de manière plus ou moins contrôlée et formelle, mais existe dans nombre d’États
avec une importance croissante : « les jeux d’argent, un nouvel enjeu
social ? » (Järvinen-Tassopoulos,
2010).
C’est
le cas en Haïti. Plus des trois quarts des quelques 10 millions d’habitants de
cet État des Grandes Antilles, localisé sur la même île que la République
dominicaine, vivent en dessous du seuil de pauvreté ; en 2009, l’IDH
plaçait le pays au 149e rang mondial sur 182 pays. Le
tremblement de terre qui a dévasté Port-au-Prince et ses environs en janvier
2010 est encore venu exacerber la vulnérabilité globale de cette société que
nous proposons d’aborder sous l’angle de deux jeux : les combats de coqs
et la loterie, localement appelés gaguère (parfois gagaire)
et borlette. Avec S. Chauvier et à la suite de M. Borzakian,
nous considèrerons ici les jeux comme des « dispositifs pratiques
artificiels » (Chauvier, 2007, p. 50), autrement dit des cadres créés
pour mettre des joueurs en action, en leur donnant un but et des moyens pour
l’atteindre (Borzakian, 2010). Lorsque l’un des buts du jeu est de gagner
de l’argent, l’étude des jeux se trouve à la croisée de l’économique et du
culturel, deux facteurs intrinsèquement mêlés qui structurent l’espace. Une
définition à la fois a minima et très englobante de la
culture, comme celle donnée par l’UNESCO, comprend nécessairement les jeux. Les
lieux de jeu, ici les gaguères et les banques de borlette,
marquent non seulement les paysages haïtiens des villes et des campagnes de
leur visibilité, mais ils contribuent aussi à structurer les relations sociales
et économiques du pays.
Combats
de coqs et loterie sont omniprésents en Haïti, à la fois pratiquement et
symboliquement. Les banques (guichets) de borlette jalonnent
les rues de la capitale, des villes, des bourgs ; les combats de coqs font
pleinement partie de la vie quotidienne des campagnes, depuis des siècles. Le
postulat initial de l’enquête présentée ici, menée en collaboration avec Marie
Bodin, était que ces deux jeux relèveraient de deux types d’espaces :
les gaguères revêtiraient une dimension plutôt rurale, tandis
que les borlettes seraient des marqueurs de sociabilité plus
urbaine. Le travail de recherche a donc été mené à la fois dans la
capitale, Port-au-Prince, et dans la commune des Abricots, dans le département
de la Grande Anse au sud-ouest d’Haïti (cf. carte 1) en 2011-2012. La
méthodologie employée a principalement consisté à effectuer des entretiens5 avec
les différents acteurs concernés, du tenancier de borlette au
parieur des gaguères, en complément d’un travail
d’« observation participante » au sens défini par J.-P. Olivier de
Sardan (2001)6.
Le choix s’est porté sur la commune des Abricots parce que nous voulions
appréhender ces jeux dans un espace éloigné de la capitale, pour ne pas dire
enclavé, et très largement rural ; le but étant de confronter deux espaces
radicalement différents. L’ensemble du territoire communal des Abricots compte
environ 34 000 habitants, dont plus de 95 % en zone rurale. La Ville
des Abricots regroupe plus d’un millier de personnes (IHSI, estimations 2009)
là où Port-au-Prince en rassemble plus de 2,3 millions (idem).
5Les
combats de coqs et la loterie, relèvent de catégories différentes de la
classification proposée par Roger Caillois comprenant quatre types principaux
de jeux selon que prédomine la compétition (agôn), le hasard (alea),
le simulacre (mimicry) ou le vertige (ilinx) (Caillois, 1958,
p. 27). Les coqs de combat appartiendraient à des jeux de compétition,
« stratégiques », du moins en amont du combat lui-même (élever un
coq, le soigner, le préparer au combat). Si l’affrontement a lieu à un moment
précis et donne l’occasion d’une réunion où les dresseurs de coqs côtoient une
assistance qui parie sur le vainqueur, la gaguère a donc une
dimension doublement collective (spectacle et défi partagé) tandis que la borlette se
rattacherait à une démarche plus individualiste et plus aléatoire : un jeu
de hasard que l’on peut pratiquer seul et quotidiennement. Les lieux de jeu,
leur organisation, leur rythme, leurs enjeux, diffèrent donc et n’impliquent
pas les mêmes types de relations sociales.
Pour
Huizinga, « la vie sociale se manifeste sous des formes supra-biologiques
qui lui confèrent une dignité supérieure figurée par les jeux. Dans ces jeux,
la communauté exprime son interprétation de la vie et du monde »
(Huizinga, 1938, p. 74). Mais alors, quelles seraient les interprétations
de la vie et du monde données par la gaguère et la borlette ?
Deux visions différentes, l’une rurale et collective, l’autre urbaine et
individualiste, transparaitraient-elles avec un phénomène de basculement de
l’une à l’autre, parallèle au processus d’urbanisation et de délitement
économique d’Haïti ? Le but de l’article est de montrer comment les deux
jeux étudiés révèlent des aspects de l’espace haïtien mais participent aussi à
le structurer. Tout d’abord parce que ces jeux n’existent que par les échanges
qui les sous-tendent, à diverses échelles de temps et d’espace ; ensuite
parce qu’ils façonnent la vie économique du pays ; enfin parce qu’ils
répondent à des logiques méta géographiques.
Des jeux révélateurs d’échange et de connexion
Si
le jeu « répond à un ensemble de règles et d’usages approuvés par une
communauté. À ce titre, il est en correspondance avec des attentes et des
attitudes culturelles, il bénéficie de conditions historiques, éventuellement
économiques, favorables à son émergence et à son développement »
(Parlebas, 2003, p. 3). On peut estimer que ces conditions sont en
perpétuelle évolution, au rythme des relations entre les pratiquants.
Les
combats de coqs se retrouvent dans plusieurs parties du monde et leur
pratique est commune à plusieurs îles des Petites et Grandes Antilles,
notamment Porto-Rico, la République dominicaine, Haïti mais aussi aux antipodes
comme à Bali (Geertz, 1973) ou sur l’île de Timor. Sans doute parce que
« les jeux ont voyagé dans les bagages des militaires, des marchands, des
bergers, des colonisateurs et des pèlerins », leur diffusion géographique
détermine des « aires ludoculturelles » (Parlebas, 2003, p. 8).
La comparaison de cette « institution sociale dénommée gaguère »
décrite par E. C. Paul il y a plus d’un demi-siècle (1952, p. 3), de nos
observations récentes en Haïti, et des écrits sur Bali (Geertz, 1973) et la
Belgique (Cegarra, 1988) montrent d’indubitables traits communs. La masculinité
et la métaphore coq/sexe masculin ; le système des paris ; des
techniques précises d’élevage et de préparation des coqs ; le tissage
d’une sociabilité par les dons-contre dons, sont autant d’éléments qui se
retrouvent d’un espace à l’autre.
Que
ces points communs relèvent de la diffusion des pratiques ou, dans une
conception plus universaliste, de « profondes tendances communes à toute
l’espèce humaine » (Parlebas, 2003, p. 8), il semble entendu en Haïti
que c’est par l’est que la gaguère est arrivée, apportée par
les Espagnols (E. C. Paul, 1952, p. 7). Le terme même de gaguère viendrait
de l’espagnol galleria. De même, la borlette aurait
débuté dans les années 1950 dans le sud du pays, dans la régions des Cayes, via
les émigrés haïtiens travaillant à Cuba – au départ, elle se serait appelée la
« Loteria Cubana » puis « Bolita » qui signifie
« petite boule » en espagnol et, dans les années 1960, elle est
devenue la borlette. Le fait que les résultats de la loterie
haïtienne soit actuellement fondés sur des tirages ayant lieu aux États-Unis
(voir annexe) est aussi révélateur de ces interdépendances : les joueurs
haïtiens disent être bien plus confiants dans un tirage délocalisé que dans une
loterie nationale qui serait fortement suspecte de manipulations frauduleuses.
La connexion avec l’étranger est donc la condition sine qua non à
la borlette (de même que le tirage de la loterie de Singapour
fait référence en Asie du Sud-Est), et ce depuis les années 1990, en parallèle
avec le développement des moyens de communication.
La
large diffusion des combats de coqs dans le monde n’entre pas en contradiction
avec ses nombreuses références dans la littérature, la peinture et la musique
caribéennes ; cette pratique fait partie des lieux communs, des topoi antillais,
aux sens pratique et rhétorique du terme. La tragédie du Roi Christophe d’Aimé
Césaire (1963) est un bel exemple de pont culturel entre la Martinique, d’où
l’auteur est natif, et Haïti. Le prologue de la pièce met en scène un combat
dont les deux coqs en lice portent les noms de grandes figures politiques de
l’histoire haïtienne : Alexandre Pétion (1770-1818), qui était président
de la République à Port-Au-Prince, et Henri Christophe (1767-1820), le roi de
la province du Nord. Le présentateur commente la scène puis résume le contexte
historique qui a inspiré la tragédie en présentant les grandes figures de la
révolution haïtienne. « Un rond de piquets délimitant une arène. C’est une
gagaire (lieu où se déroulent les combats de coqs, principale réjouissance
populaire d’Haïti). Foule noire. Vêtements bleus de paysans. Atmosphère
passionnée et surchauffée » (Césaire, 2000).
Dans
cet extrait, les combats de coqs sont liés au monde paysan ; ces pratiques
permettent-elles de distinguer les espaces ruraux et urbains, de la même façon
que scrabble et tarot sont identifiés en France comme des « jeux de la
ruralité et des petites villes » (Borzakian, 2010) ?
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